Sandrine Deville
TWICE MAGAZINE n°80
Je remercie infiniment le magazine papier Twice, d'avoir accepté le lancement de La Chronique Dystopique. C'est dans le numéro 80 du magazine papier paru en mars 2023, des pages 57 à 59, que je commence ces premières annales, baptisées, pour l'occasion, L'entrée en matière, où je pose mon dévolu sur Kallocaïne de l'écrivaine suédoise Karin Boye, rédigé en 1940.
Le travail du photographe R. Nial Bradshaw, auteur de la couverture de cette post-science-fiction pour les éditions bordelaises Les Moutons Electriques, illustre ma chronique.
"LA CHRONIQUE DYSTOPIQUE
L'ENTREE EN MATIERE
Alors que je me promenais, le samedi 12 novembre 2022, dans Biarritz, ville d'adoption, une irrépressible envie de gaufre chocolat- chantilly m'envahit. Je me rappelai aussitôt le petit magasin, face au Casino municipal, et optai pour un choix gourmand. Puis, pleine d'entrain, la chantilly défiant la hauteur d'une mini montagne de gourmandise, je me dirigeai ensuite, d'un pas décidé, vers l'Océan, tout en dégustant le chef d'oeuvre culinaire. Mais, sans avoir pu anticiper quoique ce soit, un bruit de projection sur le sol me fit comprendre que la chantilly reposerait désormais en paix sur le sol biarrot, me restant pour seul goûter, que la gaufre et son chocolat. J'avoue que l'idée de retourner racheter une seconde gaufre me traversa l'esprit, mais j'entrai plutôt à l'intérieur de la librairie Darrigade, afin de satisfaire ma soif littéraire.
Le hors-série édité par le magazine Le Point sur Orwell obtint ma faveur, et je sortis alors, repue de cette trouvaille. Arrivée chez moi, feuilletant le livre, je m'attardais sur une page consacrée notamment à la comparaison du roman 1984 avec le terrible film Soleil Vert sorti en 1973, et sa superbe affiche. De Soleil Vert, je garde un souvenir traumatisant, et à ce jour, je n'ai pu encore le regarder dans son intégralité, le passage dans lequel le spectateur découvre en quoi consistent les fameuses plaques vertes me donnant la nausée- je ré-essaierai cependant en dégustant une autre gaufre chocolat/ chantilly, parole de gourmande-. Par contre, son affiche continue toujours de me subjuguer.
Je continuai la lecture de cette biographie orwellienne, jusqu'à tomber sur la citation d'un livre considéré comme comparable à 1984, une des œuvres phare en terme de thématique dystopique : Kallocaïne, écrit en 1940 par l'écrivaine suédoise Karin Boye, née en 1900 à Göteborg, et décédée en 1941 à Alingsas. Décidée à en savoir plus sur l'écrivaine et son chef-d'oeuvre littéraire, je découvrais sur la toile qu'elle commença par la poésie, et que Kallocaïne fut son dernier écrit, enfanté dans la douleur et le chaos mental dont elle souffrait. Après avoir divorcé de son mari, elle demeura en couple jusqu'à son présumé suicide, avec sa compagne Margöt Hanel, juive allemande rencontrée à Berlin, qui se suicida elle aussi quelques semaines après le décès de la romancière.
Après un rapide tour sur les avis concernant le livre, quasiment unanimes quand à la qualité de l'écrit, je l'achetai. Selon divers avis, je jetai mon dévolu sur la traduction du suédois émise par Leo Dhayer, disponible aux éditions bordelaises Les Moutons Electriques, dans la collection Hélios.
En parallèle, je souhaitai connaître la définition du mot « dystopie ». Il s'avère que d'un point de vue clinique, le terme signifie « anomalie » dans la position anatomique d'un organe du corps. D'un point de vue urbanistique, il s'agit d'une « contre-utopie », où le peuple s'avère soumis à un Etat totalitaire.
L'écrit commence par une citation en anglais de T.S. Eliot, dans son poème The Waste Land : « The awful daring of a moment's surrender by this, and this only, we have existed. », et je ne m'aventurerai pas dans l'exercice houleux d'une éventuelle traduction, je laisse le choix à vous, chers lecteurs, de poursuivre en investigations, si vous le souhaitez, mais ne vous forcez pas non plus, l'océan ne vous en tiendra pas rigueur, pour cette fois...
Mais revenons à Kallocaïne. Les premiers chapitres nous plantent le décor d'un état totalitaire et particulièrement oppressant : l'Etat Mondial, reste connecté en permanence avec ses sujets- SA propriété-, les camarades-soldats, épiés dans leurs faits et gestes à l'extérieur, comme chez eux, par une assistante domestique, puis, dans leur intimité, par l'oeil de la police, qui veille donc en continu sur les faits et gestes de l'entité collective (il n'est plus question d'individus, le terme appartient à « autrefois, au temps de l'ère civile »).
Le couple formé par Linda et Leo Kall campe deux individus dont l'asservissement à la Ville de Chimie N°04 où ils vivent, dépasse la notion d'amour. Leurs enfants, comme tous les enfants, ont aussi des obligations : les camps de jeunesse les forment à devenir eux aussi de bons camarades-soldats dès l'âge des sept ans atteint, quittant alors le domicile familial, les visites dans la famille s' effectuant les soirs de permissions, deux fois par semaine.
De leur côté, les soirées de Linda et Leo demeurent soumises à leurs devoirs d'entraînement de service militaire ou policier quatre puis cinq fois par semaine, et de participations à des soirées de gala obligatoires, organisées par les hauts dirigeants. La Propagande, placée sous la Haute Autorité du Septième bureau de son propre ministère, demeure le seul moyen de communication que possède l'Etat Mondial pour imposer sa main-mise sur la chair à servir le bien collectif, soumise à enfiler divers uniformes afin de lui retirer définitivement tout reste éventuel de quelconque trace d'individualité.
La trame de l'histoire se déroule autour du personnage de Leo, chimiste venant de mettre au point LE sérum absolu, celui qui permet de lire dans les pensées, « un moyen pour obliger tout être humain à révéler ses secrets ». Afin d'expérimenter l'efficacité de sa découverte, des volontaires- aussi nommés matériel humain ou sujets- sont présentés au scientifique. Celui-ci explique, que jamais il n'oubliera sa première injection, faite au « n° 135 du Service des sacrifices volontaires », homme abîmé physiquement par d'autres précédentes expériences, rendant le sujet quasiment héroïque aux yeux de Leo Kall. L'atmosphère paranoïaque du roman nous captive et nous happe, Leo le scientifique suspecte son nouveau chef d'avoir entretenu une liaison avec sa femme Linda, arrêter la lecture paraît souvent inenvisageable, j'ai dû me faire violence à chaque moment où je devais retourner dans notre société individualiste et réelle, opposée à celle du récit, « de l'individualisme au collectivisme, de la solitude à la collectivité- tel avait été le parcours de cet organisme géant dans lequel chaque individu était une cellule n'ayant d'autre fonction que servir l'ensemble », un chapitre en appelant un autre, et ainsi de suite.
En poursuivant notre lecture, la Ville de Chimie N°04 se dévoile encore plus sombre : elle possède uniquement des habitations souterraines, et ses « cellules-individus » ne voient jamais le jour. Dépendance envers les dispositifs de ventilation : tout ceci respire bien mal, en fait, on pourrait se découvrir un souffle d'asthmatique en décompensation.
De fil en aiguille, le moment déterminant se dévoile, lorsque l'efficacité du sérum se voit validée par les hautes sphères de la surveillance, appuyée par l'implacable loi proposée par Leo : LA Loi Ultime qui permet de punir les crimes de l'esprit. Celle qui peut faire condamner n'importe qui, comme le dit à haute voix le Chef de la Police, le dénommé Karrek. Cette loi que Leo regrette instantanément, dès lors où celle-ci entre en vigueur. Cette loi qui choisit de trier le matériel humain, en fonction de ses aptitudes à servir, ou pas, l'intérêt collectif : « un individu déficient, tant sur le plan physique que mental , dont l'existence n'apportait rien à l'Etat, ne pouvait s'attendre à être laissé en vie sous prétexte qu'il n'aurait jamais l'opportunité de causer de tort à quiconque ».
De paranoïa aussi il est question pour le chimiste : il usera de ruses habiles pour tester son sérum sur sa propre femme, Linda, la nuit, dans leur intimité, après avoir pris soin d'occulter l'Oeil de Big Brother, afin de connaître la Vérité sur la nature exacte de ses relations avec celui qu'il fera condamner. Peine perdue, rien d'extra-conjugual ne ressort de l'interrogatoire et le climat de suspicion atteint un paroxysme lorsque l'inventeur du sérum demande à sa femme si celle-ci l'a dénoncé, obtenant, là encore, une réponse négative. Il tentera au moment ultime de faire annuler la condamnation de son supérieur hiérarchique Rissen, mais, implacable, la Machine ne peut s'arrêter, la roue de l'infortune de la sentence s'empare du malheureux. Comble de l'ironie, c'est le chimiste lui-même qui est désigné par le chef de la police Karrek, pour injecter la drogue au futur condamné.
La fin du roman laisse la place ouverte à l'imagination : Leo est arrêté par l'ennemi, des habitants d'une cité étrangère, et conduit dans un endroit où demeurent d'autres prisonniers. Leo le non héros (il paraît qu'il n'y a pas de héros dans les récits dystopiques) dévoile qu'il ne reverra ni sa femme Linda, ni Rissen, qui, finalement, pourraient s'en sortir... ou pas ; Leo le non héros donne sa kallocaïne à ses ravisseurs. Non par peur de la mort, mais pour donner une chance de survie à son invention.
Par bien des aspects, Soleil Vert et Kallocaïne, initialement récits de science-fiction, avant de se définir dystopiques, pourraient appartenir aujourd'hui à un terme que je nommerais « post science-fiction » : on est presque, ou pas loin, du réel, au vu d'une actualité de plus en plus porteuse de germes divers.
Très chers lecteurs de Twice, je vous propose alors une campagne de crowdfunding, afin que vous soyez les héros de l'adaptation sur grand écran de Kallocaïne, qu'en pensez-vous ? A... pardon, non, désolée, nous sommes en 1973, Soleil Vert vient de sortir, il s'agit d'un film de Science-Fiction, non, aucun risque que nous devions un jour manger ce que contiennent ces plaquettes, l'herbe est verte, profitons des pâturages et du bon air exempt de germes. Respirons. Et mangeons.... une petite gaufre, peut-être ? Avec, ou sans chantilly ?
« Un porteur de germes peut être désinfecté....Mais un individu qui dans son être même, par chacune de ses respirations, répand le mécontentement envers nos institutions, la méfiance en l'avenir, le défaitisme quant aux attaques de l'état voisin contre nos frontières – une telle personne ne peut être soignée. Celui qui se rend coupable de ce comportement constitue une menace pour la collectivité à quelque endroit qu'il se trouve et dans quelque position qu'il occupe. Seule sa disparition est susceptible de débarrasser la société du danger qu'il représente... ».
Sandrine Deville"