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TWICE MAGAZINE n°81

Je remercie infiniment le magazine papier Twice, d'avoir accepté le lancement de La Chronique Dystopique. Pour cette seconde "Chronique Dystopique", parue dans le numéro 81 de Twice, et intitulée  L'Initiateur, je pose mon dévolu sur Nous de l'écrivain soviétique Euguéni Zamiatine , dont la "naissance" est estimée vers 1920.

Le travail de la photographe Evelyn Bencicova et sa série Asymptote illustre ma chronique.

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"LA CHRONIQUE DYSTOPIQUE

 

L'INITIATEUR

Très chers lecteurs de Twice, pour cette seconde Chronique Dystopique, je vous propose une descente dans l'univers anti-utopique que nous dépeint l'écrivain soviétique Eugueni Zamiatine, dans « NOUS », dont la naissance littéraire est estimée vers 1920- aucune exactitude sur son année de sortie ne peut s'affirmer, du fait de la censure de l'époque. J'ai choisi la version des Editions Babel, directement traduite du russe par Hélène Henry, sortie chez Actes Sud, en 2017 et 2021.

 

Selon divers écrits, le « 1984 » Orwellien semblerait directement inspiré de cette œuvre de l'écrivain soviétique, mais je juge opportun de demeurer prudent sur cette affirmation ; il n'en demeure pas moins que Zamiatine constituerait un des écrivains pionniers à traiter du thème de la dystopie, d'où la raison pour laquelle je vous invite, chers lecteurs de Twice, à prendre un aller sans retour vers la cité de verre transparent, cernée par la Grande Muraille Verte, théâtre de la tragédie du scénario de Zamiatine.

 

L'intrigue nous est contée par le narrateur lui-même, le Numéro D-503, et, le « je » s'utilise alors tout au long des deux cent vingt neuf pages de l'édition choisie, divisées en quarante notes, donnant encore plus de véracité et d'intensité à ce récit, certes parfois éprouvant, mais ô combien passionnant.

Autour du « Numéro » D-503, gravitent divers autres Numéros qui, classés par ordre d'importance décroissante par rapport à l'histoire de l'écrivain soviétique que nous tenons entre les mains, résident en la nomination de I-330, O-90, U. : trois femmes influentes dans cette tragédie dystopique. En effet, dans le monde de Zamiatine, la notion d'invidu-individualité, s'efface, au profit de la collectivité, d'un grand « NOUS », entièrement dévoué à l'Etat Unitaire. Au sommet de sa pyramide, le Bienfaiteur, dont on ne cerne aucun visage, juste une ombre menaçante, et une main de fonte à la force effroyable, qui actionne, de manière implacable, la Machine, qui liquéfie les condamnés, et purifie ainsi NOUS des criminels-rebelles.

Pour vérifier de la bonne application des Règles que se doit chaque Numéro, envers l'Etat Unitaire, les Gardiens veillent. L'Emploi du Temps de chaque Numéro demeure soumis aux Tables du Temps, qui définissent le moment pendant lequel chaque cellule peut occulter les stores de son appartement de verre, les Heures Privatives : de 16 à 17h, et de 21h à 22h. En dehors de ces horaires, chaque entité vit à la vue de tous, car, « entre nos murs transparents, comme tissés d'air étincelant, nous vivons à la vue de tous, toujours inondés de lumière. Nous n'avons rien à nous cacher les uns aux autres ». L'Etat Unitaire définit aussi des moments sexuels, le Lex sexualis, où chaque entité a le droit de posséder le Numéro qu'elle souhaite, grâce à un rendez-vous qu'elle fixe, en accord avec l'Etat Unitaire, validé par un billet rose : ainsi, le premier rendez-vous sexuel que nous décrit le narrateur, amène le personnage de O., une femme simple, et divertissante.

La Tenue demeure obligatoire, et portée par chaque abeille-ouvrière de la ruche de verre de la cité dystopique, afin de rester « NOUS », et non « MOI », considéré comme le Diable : « NOUS » vient de Dieu, « MOI » du diable ».

Pour cette Chronique, il me semble en effet intéressant de nous centrer sur les quatre interactions émises entre D-503, le narrateur, et I., O., U. Il existe, dans l'histoire, des entités masculines qui interagissent avec le narrateur, mais il me semble qu'elles jouent un rôle mineur, par rapport aux Numéros ci-dessus.

Nous apprenons, dès les premières pages du récit, que le narrateur exerce le métier de mathématicien-constructeur de l'INTEGRALE, « cette machine électrique de verre qui souffle le feu », œuvre ultime de contrôle possible de l'Etat Unitaire sur les molécules-ouvrières, entièrement soumises au droit de Vie et de Mort qu'exerce sur elles, le Bienfaiteur. Comme dans toute dictature, l'Etat, seul, peut juger de ce que demeure un crime, comme, par exemple, lorsqu'un adolescent, pour mauvaise conduite, subit les affres du fouet électrique. Et, en tant que bon soldat de la dictature, D-503, en début de l'exposé de ce monde limité par la Grande Muraille de Verre, s'avère entièrement heureux, et dévoué au Bienfaiteur : «Mais heureusement entre le fol océan vert et moi il y a – le Mur de verre. O sagesse immense, sagesse divine des murs et des limites ! ».

Au fil des pages tournées, le carnet de notes du narrateur introduit le personnage de I., lorsque cette dernière croise son regard, alors qu'il se promène avec la gentille O. Je choisis, en effet, pour I, d'appliquer le mot personnage, en raison de l'influence que celle-ci exercera sur son futur amant : elle l'amènera, en effet, à se questionner sur la notion de bonheur, sur la notion d'aimer. Si, lorsque leurs regards se croisent, D-503 éprouve une sensation désagréable, lors du second rendez-vous que lui donne I., toujours par l'intermédiaire de ce billet rose, dont le contenu est toujours lu par un, ou une contrôleuse, au malaise fait place à l'ivresse : des sens, du palais, du cœur : « le moment avait mûri. Et ce fut inévitable, comme le fer et l'aimant-suave soumission à une loi inflexible et précise : avidement, j'entrai en elle. Il n'y avait pas de billet rose, pas de décompte, pas d'Etat Unitaire- et moi non plus je n'existais pas ». Une première transgression que lui fait découvrir I. s'invite par sa consommation d'alcool : celle-ci s'avère punie de mort, car tout Numéro se doit de rester en bonne santé, afin de servir la collectivité ; et tout soupçon de maladie doit se signaler au bureau médical, y compris la maladie de l'imagination. I. initie aussi le narrateur au sentiment jusque là inconnu de la jalousie : lorsque R., son ami, lui apprend qu'il voit aussi I. en rendez-vous sexuels, le scientifique décide alors de ne plus le voir.

Mais I. dévoile aussi et surtout à son partenaire la notion de liberté : lors de rendez-vous suivants, la découverte de la Vieille Maison, aux murs antiques et opaques comme les anciens les bâtissaient, (notre 21e siècle actuel) ainsi que l'Eden généré par la pénétration de l'au-delà de la Grande Muraille Verte, où les oiseaux chantent, un chant sans structure, opposé à la rationalité de la musique mécanique que scandent les hauts-parleurs de l'Etat de Propagande ; où le soleil diffuse sa lumière réelle, où les arbres s'élèvent et se dispersent dans le paysage de manière aléatoire et sans règle mathématique. Et, bien entendu, comme un journal intime, nous devenons témoins privilégiés de ce voyage, les pages de l'écrivain décrivant tous les événements vécus- d'où l'importance de ces notes, puisque, en fin d'ouvrage, le narrateur aura du mal à croire l'existence de ce qu'il a consigné sur le papier.

Un Etat totalitaire utilise la propagande sous diverses formes, afin d'empêcher le cerveau asservi de penser, de réfléchir, de se rebeller, et d'imaginer : les résultats des élections du Bienfaiteur lors de la Fête de l'Unanimité s'avèrent déjà connues avant leur issue. Cependant, au moment de l'histoire que nous lisons, des mains osent se lever lorsque la question est – tout de même- posée pour connaître les éventuels opposants à leurs résultats. Celle de I., notamment. Consternation vite remise debout par la Propagande journalistique : le lendemain, la presse écrit que la Fête s'est un temps vue assombrie par des opposants, mais, leur avis ne peut, bien sûr, peser sur la victoire du Bonheur de l'élection du Bienfaiteur Souverain.

 

J'ai énoncé, plus haut, la rencontre du narrateur avec le sentiment de la jalousie, celle-ci joue un rôle prépondérant dans les relations qu'entretiendra D-503 avec la gentille O., puis, avec la contrôleuse de lettres, U.

En effet, O., éprise de l'écrivain, se rend compte, lors de suivants rendez-vous, de l'attachement qu'il éprouve envers I. Elle lui demande alors, en ultime cadeau d'adieu, un enfant, que le matricule accepte de lui faire – je précise que chaque esclave de l'Etat se doit, sous peine de tomber sous la mécanique de la Machine du Bienfaiteur, de porter sur lui une plaque portant son Numéro-. Cependant, les naissances étant soumises à l'accord de la Dictature, O. risque donc la mort à la naissance de son enfant : elle finira par accepter la proposition lancée par son partenaire sexuel, consistant à passer de l'Autre Côté de la Grande Muraille, chemin tracé par sa rivale de cœur, I.

Concernant la contrôleuse U., celle-ci, s'étant inscrite plusieurs fois en rendez-vous sexuels avec l'auteur, s'éprend de lui, et, au courant de toutes ses notes qu'elle a lues, ira dénoncer I., lorsque cette dernière, tente son objectif ultime et inconditionnel de reprise de l'INTEGRALE – en échouant, aidée par les opposants au régime totalitaire.

 

NOUS avons lu plus haut, que l'imagination consiste en une dangereuse maladie, que l'Etat Unitaire se doit d'enrayer : ainsi, en fin d'ouvrage, effrayé, le narrateur lit dans les pages du journal propagandiste, que, désormais, un remède existe, consistant à irradier définitivement cette partie corporelle diabolique. Un nom est donné à l'intervention : la Grande Opération. Des amphithéâtres sont réquisitionnés, des pancartes d'endoctrinement invitent chaque Numéro à la subir, sous peine de subir la Machine du Bienfaiteur : « La dernière invention de la Science de l'Etat : le centre de l'imagination- un pauvre petit noyau dans la région du pont de Varole. Une triple irradiation de ce noyau, et vous êtes guéris de l'imagination.... A jamais !

Vous êtes parfaits- pareil à une machine, la voie du bonheur parfait vous est ouverte. Hâtez-vous- jeunes et vieux-soumettez-vous à la Grande Opération. Courez aux amphithéâtres où elle est pratiquée. Vive la Grande Opération. Vive l'Etat Unitaire, vive le Bienfaiteur ! ».

 

Lors de leur ultime rendez-vous, chez le narrateur, I. lui annonce que sa fin arrive : « ils » l'attendent en bas. Derniers frissons, dernier acte sexuel, dernier amour, dernière unisson de deux entités.

 

Oppressé, l'auteur de ses mémoires pense à une solution finale, irréversible, pour oublier, pour l'oublier, Elle : entrer dans l'Histoire de la Grande Opération.

Lui, on lui demande pourquoi il a ainsi voulu trahir le Bienfaiteur, mais on lui annonce qu'il dira TOUT, bientôt.

Au réveil, une femme, belle, qui subit par trois fois la terrible Cloche, l'Instrument destiné à faire parler les criminels, en diffusant divers gaz aux malheureux jusqu'à ce qu'ils révèlent LA vérité. Elle, de ses beaux yeux foncés, ne parlera, ni ne révélera rien, en fixant le narrateur. Ce regard, lui rappelle quelque chose. D'autres criminels subissent aussi la Cloche. Au bout du premier passage, sous l'effet des gaz, ils avouent.

Tous les passagers de la Cloche, Elle y compris, monteront les marches dont l'issue amène à la mortelle Machine du Bienfaiteur.

 

« Et je l'espère- nous vaincrons. Mieux :

j'en suis certain- nous vaincrons. Parce que la raison doit vaincre. ».

 

 

 

Bon atterrissage, chers lecteurs de Twice, vous pouvez désormais vérifier que vous n'êtes pas, vous aussi, malades de l'imagination, ou, peut-être, malades imaginaires.

 

 

Sandrine Deville"

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