Sandrine Deville
TWICE MAGAZINE n°82
Je remercie infiniment le magazine papier Twice, d'avoir accepté le lancement de La Chronique Dystopique. Pour cette troisième "Chronique Dystopique", parue dans le numéro 82 de Twice, et intitulée Nolite te bastardes carborundorum, je pose mon dévolu sur La Servante Ecarlate de l'écrivaine Margaret Atwood , initialement intitulée The Handmaid's Tale, sortie alors en 1985 chez O.W. Toad Limited.
Le travail du collectif Pentagram illustre ma chronique.
"LA CHRONIQUE DYSTOPIQUE
NOLITE TE BASTARDES CARBORUNDORUM
Très chers lecteurs de Twice, pour cette troisième Chronique Dystopique, je vous propose d'entrer dans l'univers de l'écrivaine Margaret Atwood, en dégustant son chef-d'oeuvre, La Servante Ecarlate.
J'ai choisi la version française et sa nouvelle traduction, entreprise par Michèle Albaret- Maatsch, parue chez Pavillons Roche aux Editions Robert Laffont, déposée légalement en janvier 2021. L'oeuvre originale porte le titre de The Handmaid's Tale, sortie en 1985 chez O.W. Toad Limited.
Le roman fut débuté en 1984, alors que l'écrivaine canadienne, née en 1939 à Ottawa au Canada, vivait à Berlin Ouest, encore cernée par son Mur. Elle l'acheva en 1985, en Alabama. Si, désormais, l'histoire suscite un engouement tel que des tatouages arborant le fameux « nolite te bastardes carborundorum » s'exhibent fièrement sur des peaux, à contrario, au moment de sa sortie, un sentiment d'inquiétude se dégagea, et des interrogations comme, « est-ce que cela pourrait exister ? » s'élevèrent parmi le public.
Visionnaire et inquiétante à l'époque de sa sortie, visionnée sur Netflix ajourd'hui, La Servante Ecarlate demeure plus que jamais d'actualité.
L'action se situe dans la ville de Galaad, soumise à la dictature galaadienne. Comme nous l'apprenons en fin de volume, notamment dans la postface, le contexte historique subissait de graves pertes démographiques, et il s'agissait de trouver des solutions afin de pouvoir faire remonter le taux de natalité en chute. L'utilisation de Servantes, vouées à servir de mères porteuses fut alors choisie. Elles furent recrutées parmi des femmes, qui, dans la vie « d'avant », avait enfantées, et portaient le « vice », souvent, d'avoir convolé en noces après qu'un premier divorce fut prononcé.
Defred, la narratrice, conte au présent son histoire. Elle bascule habilement du moment vécu instantanément, soumis aux terribles exécutions dictées par le mystérieux Oeil et ses agents- ses gardiens, ses Anges sombres- , telle une image sortant d'un Polaroïd ; vers des retours dans « la vie d'avant », époque libre, où elle fumait, étudiante, des cigarettes avec son amie féministe et lesbienne Moira, la « taxeuse de clopes » au franc parler, temps de l'Amour, aussi, avec son mari Luke et leur petite fille.
La Servante, Defred, la Servante Deglen : à nul moment leur véritable nom ne se divulgue, on apprend, qu'en fait, chacune possède la mission d'enfanter dans la maison qui l'héberge et la nourrit, et que l'appellation se compose de « de », appartenance, au prénom du chef de famille, le Commandant. Ainsi, la narratrice porte l'appellation « Defred ». En fait, on peut alors évoquer qu'il s'agit d'un matricule, et que lorsque la mission a échoué, une autre Defred, une autre Deglen pourra tenter de valider la mission ratée par la précédente. Le sacerdoce échoue aussi, dans le cas où le bébé porte des défauts à sa naissance : il sera alors qualifié « d'Unfant », et relégué au broyeur.
Nous assistons ainsi à trois intrigues : le présent galaadien, dans lequel nous immerge Defred, la Servante-narratrice ; la « vie d'avant », et un « entre-deux », où s'introduit le terrifiant Centre Rouge, dans lequel sont enrôlées de force et subordonnées à la discipline redoutable des Tantes munies de leur aiguillon électrique, les jeunes femmes, futures Servantes, aux habits lourds et rouges, complétés d'ailes blanches. La coiffe, blanche aussi, demeurera de mise, une fois le diplôme obtenu.
Nous nous invitons alors dans le jardin de l'Epouse du Commandant, Séréna Joy, qui, dans la vie « d'avant », s'affichait en tant que cantatrice dans une émission de télévision. Femme d'une grande beauté à l'époque, amusante pour Luke, le mari de notre narratrice, mais inquiétante pour celle-ci.
A son arrivée dans la nouvelle maison de sa nouvelle mission, Defred pose ses affaires dans le salon, à la décoration éclectique décidée par l'Epouse, où alternent de chaque côté de la cheminée, des jonquilles séchées, faisant face à un pilulier en argent. Cette maison constitue sa seconde chance, pour la narratrice. Il lui en restera une troisième, avant une probabilité forte de finir très certainement affectée dans les sinistres Colonies, où le travail obligatoire consiste à nettoyer les cadavres humains dans des zones polluées et radioactives, sans vêtements de protection.
La « famille », constituée du Commandant et de son Epouse, du gardien au visage basané Nick, de Tante Rita, et de Cora, la Marthe, plante le décor de l'intrigue vécue dans le présent galaadien. Le huis-clos s'autorise les « sorties » en ville, lorsque les Servantes, deux par deux, marchant à l'unisson à un tempo métronomique, sans parler, ni se regarder – le visage occulté par les coiffes blanches et les lourdes ailes- portent le sacerdoce d'échanger les coupons contre de la nourriture dans des magasins aux noms délibérément dépourvus de tentations pour celles-ci, tels que Toute Chair, Lait et Miel. Des couleurs définissent les statuts : bleu ciel pour les Epouses de Commandants, vert pour les Marthes, rouge pour les Servantes.
Puis noir pour les vans. Ces véhicules portent l'insigne maussade de l'Oeil, et il ne vaut mieux pas figurer parmi la liste noire des invités, car l'aller demeure sans retour.
Mais rouge aussi pour le Mur de briques. Protégé par des barbelés et des tessons de bouteilles de verre. Avec des tiges métalliques pour y accrocher les pendus, coupables de crimes divers, comme, par exemple, des médecins, qui, dans la vie « d'avant », pratiquaient l'avortement. Ainsi, Defred, accompagnée de la servante Deglen, passent régulièrement devant le Mur pour y observer les pendus. Et deviner leurs têtes à travers les sacs blancs dont « on » les a affublés.
Nuit.
Margaret Atwood rythme son histoire en alternant huit chapitres aux noms divers, entrecoupés de sept sections intitulées pour chacune, « Nuit ». Elles décrivent souvent les « flashbacks » de la vie « d'avant » : comment, peu à peu, un régime totalitaire s'y est insidieusement introduit, des premières disparitions d'enfants, jusqu'à la privation de comptes bancaires pour les femmes, afin d'empêcher celles-ci de s'enfuir vers les aéroports, en passant par une mystérieuse armée, tirant sur chaque mouvement de contestation. Moira, l'amie de la narratrice, s'y attendait.
Nuit révèle aussi l'intrigue de la tentative de fuite convenue entre Luke et la dramaturge, accompagnés de leur petite fille. Luke conduisait trop vite. Paraissait un peu trop joyeux au petit matin. N'attendit pas assez longtemps à la frontière, face aux gardes. Ils roulèrent à vive allure. Puis sautèrent de la voiture. Coururent. Des coups de feu.
« Qu'ont-ils faits du corps de Luke ? », « Luke est-il encore vivant ? »
Revenant dans le « présent » rapporté par la narratrice, celle-ci dispose d'une chambre, qu'elle peine à appeler « sa » chambre. Puisqu'une autre Defred y dormait, avant elle. Au rebord de la fenêtre, un coussin exhibe fièrement, brodé, le mot « foi », et elle se demande si elle a le droit de lire ce mot, la lecture constituant un crime, passible de l'amputation de la main lors de la troisième tentative. Et, mystérieusement inscrite, dans un recoin sombre de l'espace, s'offre à ses yeux la phrase à la signification inconnue « nolite te bastardes carborundorum ». Sa traduction lui sera apportée par le Commandant, à l'occasion d'un des rendez-vous qu'il lui -or-donne, par l'intermédiaire du gardien Nick : « ne laisse pas ces salauds te broyer. » Des entrevues où l'élégant Commandant lui demande de jouer au Scrabble, de regarder des revues féminines, alors que cet acte demeure interdit par la dictature ; et de l'embrasser.
Si la suprématie du Commandant et son pouvoir s'avèrent indéniables, ainsi qu'un certain attachement qu'éprouve envers lui l'autrice, un autre personnage clé de l'intrigue demeure joué par Nick, le gardien : son visage insondable joue l'entremetteur pour cette relation extra-conjuguale que s'offre le Commandant, mettant par là-même en danger de mort la conteuse- quoique prête à faire n'importe quoi pour rompre l'ennui du quotidien , en définissant « Le temps comme bruit blanc. ». Mais le garant du parfait entretien de la luxueuse voiture du Commandant se voit aussi confier le rôle hautement risqué, là aussi, pour la narratrice, de constituer le père porteur de l'enfant que souhaite Séréna Joy, l'Epouse du Maître des Lieux, puisque ce dernier ne semble pas très fécond.
Chez les Jézabels
Le chapitre XII, intitulé « Chez les Jézabels », laisse entrevoir une échappée possible, hors du huis-clos de la maison « de famille » où Defred vit recluse et soumise à la réussite de donner la natalité à Séréna Joy, l'Epouse du Commandant. Cette évasion, temporaire cependant, lui est fournie par ce dernier, lorsque, lors d'un autre rendez-vous arrangé, il lui annonce que « Ce soir, je vous sors. », l'invitant à se vêtir d'une tenue à plumes, et à se cacher le visage dans la capuche de la cape bleue de Séréna Joy qu'il lui tend, emmenés en voiture par Nick le gardien, l'endroit mystérieux demeurant interdit aux Epouses. Après divers passages de postes de sécurité, s'offre une arrivée glauque pour le couple improbable, par l'entrée d'une porte de service. Puis un couloir, des couloirs, et enfin, un ancien hôtel où l'écrivaine au nom inconnu allait avec Luke, avant qu'ils ne furent mariés, dans « la vie d'avant ». Désormais, la scène accuse celle d'un repère de « fesses », de chair, d'odeur « de chair usée par le sexe », de Commandants, de Japonais, de tenues tropicales. Et elle y aperçoit Moira, son amie. Moira qu'elle avait retrouvée dans le Centre Rouge. Moira qui avait tentée une première fois de s'échapper du Centre Rouge. Et qui avait été reprise, amenée et tirée de chaque côté de sa hanche par une Tante, les pieds ressemblant à des poumons, torturés par les câbles d'acier de ses bourreaux féminines. Moira qui s'était échappée une seconde fois. En simulant un problème de sanitaire bouché, et, le mécanisme de celui-ci démonté, avait réussi à arracher son aiguillon électrique à la Tante Elisabeth, et à troquer ses habits afin de sortir incognito du Centre, permutant les identités, et brouillant ainsi les pistes.
Moira qu'elle verra, ce soir, pour la dernière fois, ne sachant ensuite qu'il adviendra de son amie.
Les regards des deux amies se croisent. Un signe de tête de Moira et de la main, indique qu'il est possible qu'elles se retrouvent dans les cinq minutes suivantes dans les toilettes.
Defred, acceptant un Gin Tonic offert par le Commandant, demande la permission d'aller aux toilettes. Grâce au bracelet qu'elle porte au poignet, ceci montre qu'elle est prise, et peut ainsi obtenir le sésame pour retrouver, quelques temps, son amie. Des retrouvailles, des embrassades. Moira lui explique qu'elle est restée en cavale plus de six mois après sa fuite du Centre Rouge. Puis, alors qu'elle allait atteindre le port d'embarquement pour sortir de la frontière, aidée d'un couple de Quakers, elle fut reprise. Torturée. Avec le choix d'aller dans les sordides Colonies, ou, dans cet endroit de débauche. Elle pris la seconde option, qu'elle conseille aussi à son amie: « Tu aurais trois ou quatre bonnes années avant de te fusiller la chmoule et d'être envoyée à la casse. La bouffe est pas mauvaise, et il y a de l'alcool et de la drogue, si ça te chante, et on ne bosse que la nuit. » Et, ajoutant, malicieusement, que c'est « Quasiment un paradis de butches. ».
Un ascenseur où le corps de la Servante-narratrice s'offre aux regards. La chambre avec le Commandant. L'alcool et la lassitude. Le préfère-t-elle en tenue élégante, au pouvoir mis en exergue, ou ainsi, mis à nu, vieux ?
Elle essaie de montrer qu'elle a envie : du huis-clos de la maison familiale, la voici consignée dans un huis-clos de maison close.
Salvagings
Margaret Atwood s'est donnée comme règle de n'utiliser que des « rites » ayant existé. Ainsi, ceci reste le cas pour les « Salvagings » et la « Dilacération », décrits en fin d'ouvrage.
La « cérémonie » du Salvaging dépeinte par l'écrivaine, montre la condamnation à la pendaison de deux Servantes, et d'une Epouse. Les Servantes demeurent placées à genoux, au vu des Epouses, face à la « scène ». Deux Salvageuses procèdent à la pendaison, il ne reste alors qu'une chorégraphie trahissant deux paires de chaussures bleues centrales, et, de chaque côté, une paire de chaussures rouges, et des bras parfaitement raides.
Ce moment demeure insoutenable pour la Servante Ecarlate. Alors, au lieu de fixer la corde goudronnée servant à l'exécution, elle fixe le gazon. Et s'évade mentalement. En pensant peut-être à sa liaison avec Nick, le gardien.
Nuit. Nick.
Nick le gardien. Nick, agent de l'Oeil, Nick à la chambre de garçonnière de la vie « d'avant ». Nick qu'Elle voit, encore et encore. Nick qui sera le père de l'enfant qu'Elle porte. Nick en qui Elle se confie. Nick qui parle peu, se contentant de ce qui lui est offert de chair : « Je veux voir ce que peux de lui, le regarder, le mémoriser, le préserver pour me nourrir de cette image, plus tard : les lignes de son corps, la texture de sa chair, la lueur de sa sueur sur sa toison, son visage allongé, sardonique, insondable.
C'est aussi Nick qui viendra La chercher, dans sa chambre, en fin de récit, lorsque le van noir arrive pour l'arrêter. Coupable de « Divulgation de Secrets d'Etat ». Mais il lui souffle le mot de la résistance : « c'est Mayday »- organisation armée de résistance sous le régime galaadien. Et qu'Elle n'a qu'à entrer dans le van, et tout ira bien.
La route vers la Mort, ou une Nouvelle Vie ?
Notes historiques
Pour ajouter à la véracité quasiment scientifique et documentaire des faits décrits dans son histoire, Margaret Atwood achève son oeuvre par une « enquête », afin de savoir ce qui a pu arriver à la narratrice.
Il demeurait difficile de tenter de la retrouver, car son nom simulait, comme nous l'avons évoqué plus haut, un matricule. Fut retrouvée une cantine en métal, qui contenait une série de cassettes audios, débutant à chaque fois par trois ou quatre chansons de groupes divers comme le groupe britannique Culture Club, par exemple, puis, un récit, enregistré via du matériel audio. Il semble alors peu probable que ceci ait pu se faire en simultané par rapport à l'époque, la mise à disposition de matériel audio demeurant très certainement peu envisageable, et pourtant, dans le chapitre XIII, intitulé « Jour Natal », à la page 247, on peut lire: « Lorsque je sortirai d'ici, si jamais j'ai la possibilité de consigner tout ça, sous quelque forme que ce soit, peut-être sous la forme d'une voix s'adressant à une autre, ce sera aussi une reconstruction, avec encore une distance supplémentaire. », laissant alors entrevoir une possible échappée victorieuse.
Ces notes nous laissent aussi présager que l'identité du Commandant fut retrouvée, un dénommé Waterford, homme machiavéliquement stratégique au service de l'Oeil, et qui, donc, malgré ses activités liées à la mise en place d'exécutions, de l'organisation du régime de contrôle des Servantes par les redoutables Tantes, de la gestions des Colonies et autres crimes humanitaires, ne s'était pas assez méfié que ses « affaires interdites » qu'il possédait – les revues féminines, les livres, l'alcool, le tabac-, le conduirait à sa perdition, raflé lors des premières purges, mises en place juste après le départ de la Servante Ecarlate.
Cet homme que la Servante-narratrice- Defred trouvait élégant et raffiné.
« C'est incroyable la facilité avec laquelle on invente une humanité, pour n'importe qui. Quelle tentation commode. Un grand enfant, devait-elle se dire. »
Très cher lecteur de Twice, je TE laisse alors juger de l'Humanité dans laquelle, désormais, TU vis, cependant, attention, car « penser risque d'anéantir tes chances de survie... ».
Sandrine Deville"
Afin d'illustrer cette nouvelle Chronique Dystopique, j'ai choisi le travail du collectif d'artistes et designers Pentagram, intitulé « The Handmaid's Tale », consistant en une installation artistique temporaire réalisée à New-York, visible entre le 27 et le 30 avril 2017, distribuant 4000 copies gratuites du livre. On peut le découvrir via le lien ci-dessous: